Le 16 Décembre dernier ramenait les 33 ans de démocratie en Haïti ou mieux les trente-trois années de Démocratie Haïtienne.  Cette date peut paraître  comme son âge d’or ou celle de sa mort après une lente agonie.  On peut aussi la percevoir comme l’aboutissement d’une expérience mort-née ou, pire encore, qui n’aurait jamais vu le jour.  Ces allusions à la vie et à la mort sembleraient conférer une allure de tragédie à l’aventure démocratique haïtienne.  Ce n’est cependant pas la vérité et encore moins mon intention de la décrire de la sorte.  Il s’agit pour nous d’une tentative de  jeter un regard historique sur les trente trois années de démocratie que nous venons de vivre.

Ceux qui ont vécu les quatre années de transition entre le départ de Jean-Claude Duvalier et l’investiture de Jean Bertrand Aristide à la tête de l’État ont encore en mémoire un mélange de sentiments les uns plus envoûtants que les autres: la fin d’une ignoble dictature, l’engagement pour l’édification d’une société démocratique et prospère, les assauts contre les vieux bastions autoritaires et surtout le droit au rêve.  

Pourtant en dehors de la fin de la dictature, dans son expression formelle, bien maigres ont été les avancées.  Certains, les moins nombreux sans aucun doute, exultent de joie au constat d’échec de notre démocratie.   Il est cependant difficile,h pour la grande majorité, d’observer notre réalité actuelle sans ressentir une certaine amertume.  Les terribles conditions d’existence que connaissent aujourd’hui nos compatriotes ont placé notre pays comme unité de mesure de la déshumanisation.  Nous voulons parler de la violence soutenue et brutale dont est victime notre population.  Nous avons également en tête cette autre violence symbolique, venant des autorités, qu’elle subit depuis plusieurs décennies et qui lui impose une atroce pénibilité à la vie de tous ses jours.

Nous devons  célébrer ces trente-trois ans de démocratie.  Non comme une victoire ni même comme une conquête mais plutôt comme une longue quête de valeurs démocratiques et humanistes comme, une technique de compréhension des luttes.

Nous devons célébrer ces trente-trois ans de “démocratie” comme un symbole de la résistance épique de notre peuple contre un ensemble de facteurs ou d’adversaires, les uns plus néfastes ou plus puissants que les autres.  Ce combat a débuté à un moment où le pays devait faire le dur apprentissage de panser toutes les blessures de la dictature mais où, aussi, les puissances occidentales s’évertuaient déjà à étouffer dans l’œuf toute volonté émancipatrice dans les pays périphériques. 

L’avènement de Lavalas a constitué un immense bouleversement dans l’univers haïtien: l’irruption des masses sur l’échiquier politique.  Il a  bénéficié de l’appui des grandes majorités ainsi que de celui d’une jeunesse enthousiaste, à laquelle se sont greffés d’autres courants politiques et culturels et il s’est édifié sur leurs aspirations légitimes de changement.  Ce terme deviendra par la suite la sauce de toutes les salades, réactionnaires, démagogiques et opportunistes. Cependant en dépit de la virulence initiale de son discours, Lavalas a charrié de sérieuses vacillations face aux  pouvoirs traditionnels.   C’est pour cela qu’il a laissé  intact le pouvoir économique, politique médiatique de tous ceux qui s’étaient opposés à toutes formes de réformes en Haïti.

Les vingt années qui ont suivi cette initiative populaire, étouffée dans l’œuf, ont également constitué la lente édification puis l’aboutissement du projet politique auquel nous assistons aujourd’hui:  faire de notre pays un espace géographique, avec un drapeau à lui et tous les attributs formels d’un pays indépendant, mais qui est gouverné de fait par des dirigeants, d’un ou de plusieurs autres pays, et au service des intérêts de ces derniers.  Comme dans toute colonie, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, on y extrait tout ce qui vit ou tout ce qui est rentable: minéraux végétaux animaux et aussi les êtres humains. 

Il fallait bien entendu, pour cela des relais internes.  Ceux-ci ont réussi, à travers deux élections des plus rocambolesques et une infâme corruption à dépouiller le pays du peu qui lui restait de dignité et de souveraineté. 

Nous devons célébrer ces trente-trois ans même si le pays se retrouve aujourd’hui sous le joug d’un régime qui représente la soumission la plus abjecte aux desseins et désidératas de l’étranger

Nous devons célébrer ces trente-trois ans  même si le pays est aujourd’hui coincé  entre un régime insensé et féroce ou les deux à la fois et une résignation quasiment suicidaire de la population.   Au cours de ces treize dernières années seuls deux phénomènes ont connu une vraie croissance, la violence des gangs et la pauvreté.  A mesure que celle-ci s’approfondissait, celle-là grandissait avec une vitesse ahurissante.  La pauvreté extrême, à l’ère du capitalisme mondialisé, n’entraîne pas seulement des frustrations mais aussi une fascination extrême pour tout ce qui parait inaccessible, la violence tout court, pas seulement celle des gangs.

Nous devons célébrer ces trente-trois ans comme un exemple, celui de  de l’entêtement de notre peuple et de certaines de ses avant-gardes, pour l’édification d’un modèle démocratique avec un ordonnancement social qui garantisse son existence biologique et favorise son ascension culturelle à travers un nouveau modèle de relations entre les mouvements sociaux  et gouvernements.  

Nous devons célébrer ces trente-trois ans parce que lorsque  le gouvernement et ses alliés prétendent que le pouvoir sera remis à un”Président élu”, par eux, entendez bien, nous comprenons que le vote, cette arme puissante aux mains des peuples n’est pas suffisante pour changer leur destin.  Nous célébrons notre engagement pour l’édification d’une société démocratique et prospère, notre combat contre les vieux bastions autoritaires et surtout le droit au rêve.  

Dr.Jean Hénold Buteau Port-au-Prince Décembre 2023